Placés dans la perspective de « la guerre contre la terreur » menée par ladministration américaine depuis le 11 septembre 2001, le suicide de trois détenus sur la base de Guantanamo Bay le 10 juin 2006 ne saurait être considéré comme un simple « incident regrettable », pas plus que les actes de barbarie pratiqués à la prison dAbou Ghraib ne doivent être compris comme légarement de quelques brebis galeuses. Il sagit là des conséquences dune politique dÉtat qui a légitimé, dune part, la suspension des lois internationales régissant la protection des prisonniers de guerre et, dautre part, le recours à des méthodes dinterrogatoire qui sapparentent à des actes de torture et qui, inévitablement, ouvrait la voie à toutes sortes de dérives. Au-delà des quelques six cent personnes impliquées, à ce jour, dans divers abus et sévices perpétrés sur des détenus aux mains des forces américaines mais ce nest là, sans doute, que la face émergée de liceberg , cest tout un système qui est ainsi mis en cause. Pas seulement militaire, mais dabord politique.
Dès le lendemain des attentats contre les Twin Towers et le Pentagone, décision fut prise par le président Bush de répondre au mal par le mal et demployer tous les moyens appropriés pour lutter contre les membres dAl Quaida et les « États voyous », soupçonnés de soutenir leur combat contre lOccident et les États-Unis en particulier : « les gants sont jetés », déclara Cofer Black, le coordinateur du contre-terrorisme à la CIA, lors de son audition devant le Congrès en 2002.
Toutefois, il convient de distinguer la position défendue par lexécutif américain vis-à-vis de lAfghanistan de celle adoptée à lendroit de lIrak. Dans le premier cas, la non-application des conventions internationales sur les prisonniers en particulier les conventions de Genève de 1949 se fonda sur largument que lAfghanistan gouverné par les Talibans était un « État déchu », de sorte que les combattants afghans ne pouvaient être considérés comme des prisonniers de guerre, ayant droit aux protections relevant de ce statut, mais seulement comme des « combattants irréguliers ». Et cest sur la base de cette argumentation élaborée par les plus éminents juristes du Ministère de la Justice et de la Maison-Blanche2 que larmée américaine procéda à leur déportation sur la base de Guantanamo Bay à Cuba, dans un centre de détention qui est une zone de non-droit, un espace extra-territorial sur lequel la législation américaine ne sapplique pas, pas plus du reste quaucune législation (quoique cette position ait été invalidée, en 2004, par la Cour Suprême des États-Unis). Ce qui est sans précédent dans lhistoire des démocraties modernes, ce nest pas, en cette occasion, la réapparition de la torture en vue dobtenir des informations jugées « vitales », selon le fameux argument de « la bombe à retardement », mais la légitimation, à la fois juridique et politique, de son usage et qui tranche avec le secret qui, dans le passé, avait couvert les méthodes dinvestigation que les États-Unis avaient mises en uvre au Vietnam ou quils avaient soutenues, en Amérique latine, durant les années soixante-dix, dans le cadre de la « guerre froide » et de la lutte contre le communisme.
Sagissant de la guerre contre lIrak, la situation est toute autre, car à aucun moment les États-Unis nont contesté quils se trouvaient face à un État souverain, de sorte que les règles du droit de la guerre devaient sappliquer dans toute leur rigueur. Cest donc dans un contexte apparemment différent quil faut analyser les actes de torture dont se sont rendus coupables un certain nombre de personnels appartenant à la Police Militaire, mais aussi aux Services de renseignement et à la CIA, sur des détenus à Abou Ghraib. Bien que ces sévices et actes dégradants aient été dénoncés dans divers rapports commandités pour certains par larmée elle-même, et que plusieurs sanctions aient été prononcées par les tribunaux militaires, celles-ci nont été que très partielles, pour la plupart de courte durée, relevant davantage de « sanctions militaires » que de condamnations à des peines de prison, celles-ci sappliquant à des « lampistes » les prétendues « pommes pourries » et non à des officiers, jamais aux officiers supérieurs, dont le principe de responsabilité à légard des actions commises par les soldats sous leurs ordres a pourtant établi, dès 1945, par la Charte du tribunal de Nuremberg. Quant à la responsabilité des principaux décideurs politiques, à savoir le Secrétaire dÉtat à la Défense ou le président des États-Unis lui-même, elle est couverte par le droit constitutionnel du chef de lexécutif à mener la guerre comme il lentend.
La politique de « guerre contre la terreur », décrétée par les plus hautes autorités de lÉtat, a crée à Abu Ghraib, comme à Guantanamo et en Afghanistan, un climat général de licence autorisant le recours à des méthodes dinterrogatoire, dites « sévères », qui ne sont rien moins que des actes de torture, sexerçant sur des centaines de détenus dont les liens avec Al Quaida ou toute autre entreprise terroriste affiliée nont pu être établis, du moins dans près de 90 % des cas, la précieuse moisson dinformations escomptée se révélant du reste à peu près nulle. À quoi sajoute ce « trou noir » que constituent les lieux secrets de détention où ont été envoyés un nombre inconnu de personnes dans des pays où la torture est une pratique courante (Yemen, Ouzbekistan, Jordanie, Égypte, etc).
Lutilisation à Guantanamo et à Abou Ghraib de méthodes dinterrogatoire visant à briser la personnalité par diverses techniques psychologiques et physiques est le fruit de recherches pour lesquelles la CIA a dépensé des milliards de dollars depuis la fin des années cinquante et qui sont aujourdhui enseignées dans les académies militaires américaines. Mais ce quon ne sait pas assez, cest que cet enseignement, comme la montré Marie-Monique Robin3, résulte directement de linfluence exercée sur les militaires américains par les théoriciens français de la « guerre sale » (Roger Trinquier et Paul Aussaresses en particulier, lequel fut instructeur à Fort Bragg dans les années 60). De sorte quil y a un lien direct entre la manière détestable dont les États-Unis affrontent aujourdhui la lutte contre Al Quaida et les pratiques de torture utilisées par larmée française durant la guerre dAlgérie. Ce que lon croit être nouveau, ne lest nullement. Aussi conviendrait-il de considérer la politique de ladministration Bush dans une perspective historique qui, sous ses aspects les plus sombres, nous ramène à la France et aux silences de notre propre mémoire. Dans les deux cas, il sagit de pratiques approuvées au plus haut niveau de lÉtat, quoiquil appartienne aux États-Unis seuls de les avoir justifiées par une casuistique juridique pour le moins spécieuse. Ce qui, en effet, est sans précédent. Les conséquences désastreuses de ce quil faut bien appeler une « politique dÉtat », et non une série de dérives regrettables, sont, aujourdhui encore, incalculables.
Michel Terestchenko
NOTES :
1. Philosophe, dernier ouvrage paru Un si fragile vernis dhumanité, banalité du mal, banalité du bien, Paris, La Découverte, 2005.
2. Voir le rapport Taft-Haynes du 22 mars 2002 : « La décision du Président sur lapplicabilité des Conventions de Genève à Al Quaida et aux Talibans » ; surtout le rapport Bybee-Gonzales du 1er août 2002 : « Règles de conduite sur les interrogatoires ».
3. Les escadrons de la mort, lécole française, La Découverte, 2004.