Un autre monde est-il réellement possible ? Sans doute, mais comment ? Organisé selon quelles lignes de force principales ? Obéissant à quel principe de cohérence central ? Cest sur la réponse à ces questions que, de laveu même de ses animateurs, la mouvance altermondialiste, qui a acquis en quelques années une audience et une légitimité que peu dobservateurs prévoyaient, commence à achopper. Trop de réponses partielles, dimportance et de rang bien différents, parfois contradictoires, sont proposées et sentrechoquent ou voisinent à loccasion des multiples ateliers, rencontres et séminaires ; au risque quau plaisir de se retrouver « tous ensemble », à leffervescence festive initiale, au sentiment de se trouver à laube et à lorigine dun monde nouveau, ne se substitue peu à peu un sentiment de cacophonie et dimpuissance. Cest dailleurs sur ce trait que se sont focalisés les comptes rendus et les analyses du récent forum social de Saint-Denis. La dénonciation, ou la célébration, des « nouvelles radicalités » a fait place au constat de leur hétérogénéité et à la question lancinante : « Mais quest-ce quils proposent, au bout du compte, ces altermondialistes ? ».
Pourtant, personne ne doute vraiment quun autre monde ne soit souhaitable, tant celui qui existe est menaçant. Selon sa sensibilité, sa trajectoire intellectuelle, religieuse ou idéologique propre, selon lair du temps aussi, chacun sinquiétera plutôt de la persistance de la faim dans le monde, des risques écologiques majeurs, de la raréfaction prochaine des sources énergétiques, du manque deau, de la pollution atmosphérique, de la réduction du nombre des espèces, de la recrudescence des maladies épidémiques, de la dévastation de lAfrique par le SIDA, de lexplosion des inégalités dans le monde, de lexacerbation des intégrismes, de la flambée des communautarismes, de la multiplication des conflits ethniques, culturels ou religieux plus ou moins génocidaires, du poids croissant de la corruption, des mafias et du crime organisé, etc. Mais la diversité même de ces menaces donne le tournis et contribue au sentiment dimpuissance générale. On ne peut pas être sur tous les fronts à la fois. Par où donc commencer ? À quoi sattaquer en priorité ? Qui doit et qui peut faire quoi ?
Pour tenter de se frayer une voie à travers cet entrelacs de questions épineuses, il ne sera pas inutile dobserver tout dabord que les menaces qui pèsent sur le monde sont de deux types assez différents. Les premières soulèvent la question de la « durabilité » physique et écologique de notre système économique, i.e. du capitalisme boursier mondialisé. Les secondes posent celle de savoir sil nengendre pas des inégalités et des injustices intrinsèquement incompatibles avec lidéal démocratique. Remarquons que le second questionnement a une sorte de priorité logique sur le premier. Il ne peut exister en effet de débat sur la possibilité (ou limpossibilité) dun développement durable que dans le cadre dune démocratie effective. Ne rêvons pas : les bonnes solutions techniques et écologiques ne naîtront pas comme par enchantement de la libre discussion. Cette dernière ne peut pas être la condition suffisante du développement durable. Mais elle en est la condition nécessaire. Il ny aura donc pas de développement durable pas plus que déventuelle « décroissance conviviale » sans démocratie durable.
Cest donc sur la question de la démocratie quun mouvement altermondialiste soucieux de peser effectivement sur le cours du monde doit mettre laccent au premier chef. Mais il existe de multiples manières de se référer à lidéal démocratique, ouvertes chacune à de nombreuses interprétations. Supposons, par exemple, quon identifie la démocratie à lobtention de droits. La question se pose alors aussitôt : lesquels ? Les droits de lhomme ? les droits sociaux ? les droits des minorités religieuses, ethniques, sexuelles ? ceux des communautés, ceux des femmes, ceux des individus ? À nouveau, le tournis nous prend.
Nous voudrions suggérer ici que le combat prioritaire à mener aujourdhui, celui qui pourrait rallier lessentiel des suffrages de tous ceux qui se préoccupent du bien commun de lhumanité, passe par le couplage de la lutte contre la logique de la démesure les puissances de lillimitation libérées par lexplosion du capitalisme spéculatif avec la lutte contre lexplosion des inégalités. On pourrait montrer, en effet, comment la quasi-totalité des problèmes qui se posent à nous aujourdhui des problèmes environnementaux aux problèmes bioéthiques en passant par les multiples conflits sociaux et politiques renvoient systématiquement à la question des limites quil nous faut définir et imposer aux forces de la démesure, de lhubris, si nous voulons que notre monde reste humain et vivable. Cette question de lillimitation et des limites ne doit pas être posée en termes philosophiques trop abstraits. Ce quil nous faut comprendre, cest que la démesure trouve à la fois sa source et son aboutissement dans une explosion sans précédent des inégalités. Tout le monde connaît les chiffres spectaculaires qui attestent de linégalité ahurissante qui règne entre les nations. Selon le rapport du PNUD (ONU), par exemple, les 1 % les plus riches du monde ont un revenu égal aux 57 % les plus pauvres. Ou encore : les trois personnes les plus riches du monde possèdent une fortune supérieure au PIB des 58 pays les plus pauvres.
Mais ces chiffres sont tellement impressionnants quà la limite, ils nous laissent incrédules et sans réaction. Plus parlantes sont en fait les analyses qui enregistrent la montée de linégalité au sein des pays riches. Léconomiste Thomas Piketty montre comment nous avons retrouvé un monde dinégalités comparable à celui davant 1914. Plus près de nous, léconomiste américain Paul Krugman rappelait il y a peu dans le New York Times quen 1970, les cent patrons américains les mieux payés gagnaient en moyenne 39 fois plus que leurs salariés de base. Le rapport est passé aujourdhui à 1 000 pour 1. Autrement dit, le taux de cette inégalité-là a été multiplié par plus de 25 en une trentaine dannées. Voilà qui donne une mesure concrète du basculement du monde opéré en si peu de temps. Or, comme lécrit à juste titre lécrivain Norman Mailer, « personne [
] na jamais professé quun authentique système démocratique permettait aux plus riches de gagner mille fois plus que les pauvres ».
Ces observations mènent directement à la formulation de deux propositions à la fois plausibles et universalisables, susceptibles de devenir conjointement la revendication première non seulement de tous ceux qui se disent altermondialistes, mais de tous les hommes et les femmes de bonne volonté, sincèrement attachés à faire vivre lidéal démocratique.
Proposition 1 : Tout État doit assurer à chacun de ses ressortissants un niveau de ressources au moins égal à la moitié du salaire de base local (ou de son équivalent).
Proposition 2 : Aucun État ne doit tolérer quune personne obtienne des gains annuels régulièrement supérieurs à cent fois le salaire de base.
Ou encore, et pour faire court : aux tendances à lillimitation qui menacent la planète, il faut dabord répondre en instaurant simultanément un revenu minimum et un revenu maximum.
La mise en uvre de telles mesures soulève nécessairement une infinité de problèmes techniques plus ou moins délicats. Aussi bien leur portée est-elle dabord symbolique. Mais il convient dobserver quelles ne se heurtent à aucune impossibilité pratique véritable. Cent fois le salaire de base, par exemple, cest encore près de trois fois le taux dinégalité propre au capitalisme américain en 1970 qui nétait pas, que lon sache, de type bolchevique ou socialiste. Le problème principal est en fait celui qui résulte de linégalité du monde. Ces mesures doivent-elles être adoptées sur une base nationale ou internationale ? Si lon remarque quil ny a aucun sens à définir un revenu minimum international qui serait la moyenne entre les revenus minimums congolais et américain par exemple, il en résulte aussitôt que cest au niveau national (ou régional) quil faut raisonner. Avec lénorme avantage quen faisant pression sur les États qui nassurent pas ce minimum de ressources, lopinion publique internationale pèserait ipso facto en faveur de leur démocratisation et de la protection des minorités. Mais, dun autre côté, il est difficile dinterdire à des entrepreneurs africains, par exemple, de gagner plus que cent fois le revenu de base de leur pays, sachant que ce revenu resterait dérisoire au regard de ce que gagnent et gagneraient encore ses homologues des pays riches. Aussi bien pour ce qui concerne linstauration dun revenu maximum est-ce par les pays les plus riches quil faudra commencer. Quant à la création dun revenu minimum dans les pays pauvres, le mieux sera de la coupler avec labolition de la dette qui pèse sur eux.
Qui poussera à ladoption de telles mesures ? Ne risquent-elles pas de se révéler utopiques faute de combattants ? Tout dépend de leur pertinence symbolique. Si lopinion publique mondiale se persuade que cest bien là quest le combat premier à mener, il sera alors assez facile de boycotter les entreprises et de stigmatiser les États dont les dirigeants ne respecteraient pas la nouvelle norme. Les organismes internationaux, les grandes consciences et les petits actionnaires suivront
Alain Caillé, économiste et sociologue, professeur des universités à Paris X-Nanterre, directeur de La Revue du MAUSS (www.revuedumauss.com), est membre du conseil scientifique dATTAC.