Sur le projet de constitution européenne soumis au référendum du 29 mai prochain aucun argument technique ou juridique nest plus guère susceptible en tant que tel de décider à répondre oui ou non. Il suffit pour sen convaincre dobserver que la majorité des Français risque de le refuser pour excès de libéralisme et de timidité politique, et les Anglais pour les raisons inverses. Il est donc clair que le choix procédera en définitive dautres raisons que la rédaction du Traité lui-même. Lesquelles ? À suivre les arguments des uns et des autres, difficile de ne pas être perplexe. Mis à part J.-M. Le Pen, chacun surenchérit sur sa foi européenne. Personne non plus ne saffiche résolument « libéral ».Tout le monde se veut « social » et défenseur des services publics. Tous nos hommes politiques proclament que leur souhait le plus cher est de construire une véritable Europe politique, seul moyen de faire pièce à lunilatéralisme américain. De même il est difficile de savoir qui est le plus hostile à la directive Bolkestein. Et la même chose est vraie du traité de Nice, aussi universellement décrié aujourdhui quencensé hier.
Ce qui frappe dans le débat en cours, cest lextraordinaire fonds de pessimisme quil trahit. Pour les partisans du non, et non sans de bonnes raisons, la construction européenne actuelle nest en définitive quune machine à briser les services publics, à faire chuter les salaires et à annihiler toute capacité de résistance européenne à la pénétration des fonds de pension américains et à la politique de G.W. Bush. Or, les défenseurs du oui, en définitive ne disent pas autre chose. Sil faut voter oui, cest justement pour parer à ces mêmes dangers et parce que de toutes façons « la situation ne peut pas être pire », explique Nicolas Sarkozy. De même, selon Michel Rocard, ou dautres au P.S., cest parce quil est totalement illusoire dattendre lémergence dune véritable Europe politique, quil faut se résigner à ce qui ne peut être au mieux quun moindre mal. Cest donc exactement au nom des mêmes raisons quil est plaidé pour le oui ou pour le non. À croire que tout nest quaffaire dintonation, comme dans la belle pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui, pour un non, dans laquelle on voit des amis chers se brouiller à la suite non pas de ce que lun dentre eux a dit (« Cest bien, ça ! »), mais du ton employé.
Quelles leçons est-il permis de tirer de ces observations ? La première est quau moins au niveau rhétorique il existe un large consensus de lopinion publique française, si fort quaucun discours ne peut se risquer à y déroger. La seconde est que ce consensus est, justement, largement rhétorique, puisquil peut aussi bien tendre vers le oui que vers le non. La troisième est que le débat français est largement un débat en trompe-lil dans lequel chacun avance masqué et où personne, et pas même son porteur, ne sait ce qui se cache vraiment sous le masque. Tentons donc demprunter une voie de traverse à partir des observations suivantes :
1°) Il existe bien une singularité française. La France a été, est encore la nation politique par excellence. Cest sur cette base quelle a développé le seul modèle universaliste de démocratie concurrent du modèle anglo-saxon et plus spécifiquement américain, le modèle dune république démocratique et non, comme aux Etats-Unis, celui dune démocratie républicaine. Cest à partir de la prise de conscience de sa fragilité que la France sest lancée dans la construction de lEurope, la quasi-certitude que cétait son modèle politique et institutionnel qui allait simposer. Ainsi que sa langue. Que lEurope serait une France élargie. Et il en a été à peu près ainsi jusquà lentrée de lAngleterre dans le marché commun. Inutile de se le dissimuler, le modèle politico-administratif français est le grand vaincu de lextension de lEurope.
2°) La classe politique française tout entière porte dans cet échec une énorme responsabilité. Vis-à-vis de lEurope elle na su que cumuler arrogance, ignorance et incompétence. Arrogance aussi longtemps quelle a cru pouvoir donner le la en Europe. Ignorance de la réalité des autres pays qui rejoignaient lEurope. De la réalité tout court. Incompétence dans le rapport aux nouvelles institutions européennes. Les députés français y brillent plus souvent par leur absence que par leur force de proposition. Force est de constater quaucun des grands partis français na su développer un discours sur lEurope, totalement absente de la dernière présidentielle ou des dernières législatives. Tout se passe donc comme si les grands partis ne célébraient lEurope en paroles que pour mieux circonscrire le jeu politique dans les frontières de lHexagone, faire comme si de rien nétait, comme si les enjeux politiques navaient pas changé déchelle et quon pourrait dautant mieux rester entre soi quon célébrerait le culte dune internationalisation de façade sans en assumer aucune des implications. LEurope dans ce cadre sert à la fois de responsable imaginaire des problèmes irrésolus en France et despérance de substitution aux idéologies politiques défaites. Mais, au fond, le discours sur lEurope na jamais fonctionné en France que sur un plan rhétorique. Or les institutions européennes sont devenues réelles et contraignantes. Cest le retour de ce réel non perçu au sein des rhétoriques politiciennes françaises qui produit leffet de choc et le désarroi actuels.
3°) La signature du traité de Nice, par accord entre Jacques Chirac, Lionel Jospin et Hubert Védrine, aura représenté le point culminant de cette schizophrénie française. Comment expliquer autrement la rédaction et lacceptation dun traité consommant irrémédiablement tout le monde en est daccord le déclin de linfluence politique de la France et consacrant limpuissance politique radicale de l'Europe ? On fait donc valoir que justement ladoption de la constitution européenne devrait permettre, à terme, de remédier un peu à cette impuissance. Cest juste, mais elle ne rattraperait que bien peu de ce qui a été déjà gâché à Nice. Car le défaut majeur auquel a succombé la construction européenne est connu : avoir préféré lélargissement économique à sa consolidation politique.
4°) Or une autre voie était possible, réaliste et efficace : construire des sous-ensembles politiques régionaux cohérents entre les pays le désirant. Par exemple, entre les six pays de lEurope initiale ou dautres qui auraient voulu sy joindre. Cette proposition a été faite plusieurs fois par lAllemagne et en 2000 encore, par le ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer. Personne ni à lUMP, ni au Parti socialiste ni ailleurs na accepté ne serait-ce que de discuter cette proposition. Comme si on préférait se noyer dans une Europe indéterminée plutôt que subordonner la vie politique française à un jeu politique élargi quon ne contrôlerait pas, et plaider pour lEurope pour mieux y échapper. .
5°) Et aujourdhui ? Il nest guère imaginable dabandonner leuro. Personne ne peut envisager non plus de revenir sur lextension économique et culturelle de lEurope. Et à cette grande Europe économique, il faut bien, en effet, des règles de fonctionnement. Mais il serait suicidaire que cette extension de lEurope économique continue à seffectuer sur les décombres du politique. Il faut donc rendre possibles non seulement des coopérations renforcées, mais la formation au sein de lEurope économique de sous-ensembles politiques régionaux cohérents. Or le projet de constitution qui empêche de facto toute coopération renforcée, interdit a fortiori la formation de tels sous-ensembles politiques. Cest là la raison principale pour laquelle il convient de le rejeter. Car le politique chassé par la porte rentrera nécessairement par une fenêtre. Faisons en sorte que ce soit sans trop de dégâts.
6°) « Trop tard, diront beaucoup, le processus est déjà enclenché. Mal, assurément, mais le freiner ou larrêter serait un remède pire que le mal. La Constitution nest pas bonne mais on pourra toujours laméliorer après. Si on ne ladopte pas, on ne pourra plus rien faire. Et qui dailleurs, en France ou à létranger, renégocierait autre chose que lexistant, et sur quelle base ? » Tous ces arguments sont excellents. Ils noublient quune chose : nous risquons fort de ne pas avoir le temps dattendre. Ni 2009, date de pleine entrée en vigueur de la constitution (2014 pour la Commission !), ni les 10 ou 20 ans qui seraient nécessaires, dans les versions les plus optimistes, pour lamender ensuite. Cest dans les toutes prochaines années quil va falloir gérer lincrustation du chômage, les délocalisations, la concurrence de la Chine ou de lInde, la stagnation ou la régression du pouvoir dachat, la dégradation de la fonction publique, les bouleversements quentraînera lexplosion prévisible du prix du pétrole etc..
Ce nest pas un non-pouvoir européen, invisible, aphone, impalpable qui pourra affronter de tels problèmes. Voilà ce que sentent les Français et qui les porte à voter non Beaucoup danalystes estiment que la victoire du non provoquerait un cataclysme politique,. Mais cest ce que souhaitent beaucoup de Français qui estiment le moment venu, en votant non, de savoir prendre un risque de choc politique transitoire afin de conjurer des dangers plus grands encore. Ce que les Français, en votant non, voudront signifier une fois pour toutes à leurs professionnels politiques, qui nont su tirer aucune leçon du 21 avril ou de lévolution du monde, cest quils ont fait totalement fausse route et notamment sur lEurope. Auront un avenir politique ceux qui sauront comprendre ce message et en tirer des conséquences raisonnables.
Alain Caillé, professeur des universités, animateur de La Revue du MAUSS (www.revudumauss.com) est directeur du GEODE (Groupe dEtude et dObservation de la Démocratie, Paris X-Nanterre). Dernier livre paru : Dé-penser léconomique, La Découverte