Monsieur
La Revue du MAUSS vous a ouvert ses pages en 1991, dans le n° 13 de la Revue trimestrielle, intitulé « Droite ? Gauche ? », dans lequel nous interrogions plusieurs directeurs de revue (Olivier Mongin, Michel Maffesoli, Edgar Morin, Jean-Marie Vincent, Jacques Bidet, etc.) sur la signification quils attribuaient à cette opposition. Il y fallait un peu de courage. Je nai jamais douté que louverture que nous vous ménagions ainsi nous vaudrait les suspicions et les anathèmes des bien-pensants ou vigilants de tout poil ; ainsi que quelques ennuis. Mes prévisions ont été amplement confirmées.
Je ne regrette pourtant pas un seul instant la décision prise alors. Je suis pour ma part allergique à toutes les censures et reste persuadé que le seul moyen daffronter un adversaire est dentendre ses raisons et de se donner les moyens de les réfuter. Toute autre attitude relève de la lâcheté morale et intellectuelle. Et voue à limpuissance. Dès lors que vous étiez prêt à argumenter et à mobiliser à cet effet lérudition et le brio que personne ne vous conteste, jaurais été curieux de vous entendre même si vous aviez professé des opinions réactionnaires, anti-démocratiques, voire fascisantes ou racistes. Histoire de savoir à qui et à quoi on a affaire.
Mais, dans votre cas, les choses se présentaient de façon infiniment plus complexe. Ancien militant des groupes dextrême droite qui militaient pour lAlgérie française, vous vous réclamiez désormais dune Nouvelle Droite ayant abjuré des pans entiers de ses doctrines anciennes. Vous aviez été raciste ; mais vous ne létiez plus. Mieux, dans votre revue Krisis, dexcellente facture, la quasi-totalité des auteurs que vous publiiez était de gauche ou dextrême gauche. Et vous-même professiez des opinions difficilement classables à droite, souvent en écho avec des articles publiés dans La Revue du MAUSS : critique de lidéologie du travail, de l « occidentalisation du monde » dénoncée par notre ami Serge Latouche , plaidoyer pour un revenu de citoyenneté ou pour une démocratie radicale, critique de lutilitarisme et de laxiomatique de lintérêt, etc. Il était donc important pour nous, issus de la gauche et continuant à nous inscrire dans son orbe, de comprendre quel usage il pouvait être fait de nos idées à droite et de rendre claire et intelligible la démarcation entre un anti-utilitarisme de droite (extrême de surcroît) et un anti-utilitarisme de gauche.
Cétait aussi pour vous, si vous le désiriez, une occasion rêvée de tirer un trait sur un passé que vous disiez avoir rejeté et de clarifier la discussion. Ce nest pas la voie que vous avez choisie. Dans votre article, brillant, vous nous avez expliqué que cette opposition droite/gauche navait plus de sens, que vous vous débarrasseriez donc volontiers de létiquette de la Nouvelle Droite, mais que vous continuiez à fréquenter et en fait, ce que vous ne disiez guère, à rester lanimateur principal dÉléments et de Grèce-Nouvelle École, les organes de la Nouvelle Droite juste comme ça, histoire de ne pas perdre de vue de vieux copains dont vous ne partagiez plus les idées mais auxquels vous restiez attaché par des liens affectifs. Je constate que ces liens sont bien solides, puisque vos réseaux qui se réclament de la Nouvelle Droite sont toujours en place.
Jai cru longtemps quil ny avait dans tout ceci, chez vous, quune sorte de jeu, un plaisir à jouer les non-conformistes qui ne tirait pas beaucoup à conséquence. Et il y eut quelque chose dextravagant à voir en 1993 quarante chercheurs de lEHESS, de notoriété mondiale, associés à des rédacteurs du journal Le Monde, lancer contre vous et contre les auteurs publiés dans Krisis, une chasse aux sorcières quon croyait dun autre âge. Plutôt que dessayer de réfléchir aux raisons de la montée électorale du lepénisme lepénisme par ailleurs dénoncé par vous , lappel des vigilants entendait mobiliser les larges masses intellectuelles à la fois contre vous qui représentez 0 % du corps électoral et contre Pierre-André Taguieff, coupable dêtre passé de la dénonciation de la Nouvelle droite à la discussion critique. Hors de lanathème et de la chasse en meute, point de salut !
Jai pourtant décidé à cette époque de mettre un terme à tout débat avec vous. Non pour crier avec les loups, mais parce que jai peu apprécié de découvrir que dans le Whos who, vous vous faisiez passer pour membre du MAUSS, ainsi associé à quelques groupes folkloriques, dont jai oublié le nom mais qui fleuraient désagréablement le culte dun indo-européanisme dassez fâcheuse mémoire. Dans le n° 14 de La Revue du MAUSS trimestrielle, répondant à votre article, javais insisté sur le fait que ces relents daryenisme cadraient mal avec votre apparente conversion aux théorisations historicistes de gauche et quen revanche, ils formaient trop bien système avec votre condamnation maintenue de lidéal de légalité et avec une valorisation toute schmittienne de la démocratie radicale, entendue comme fusion des dirigeants et des dirigés. Or, accepter la démocratie de manière effective, cest accepter le fait que toute société est divisée, à commencer par la division des dirigeants et des dirigés.
Mais, encore une fois, je nattribuais pas beaucoup dimportance à ces résurgences de la Révolution conservatrice allemande. Mais pourquoi y rester si attaché ? Pourquoi entretenir ces réseaux ? Pourquoi ces manuvres permanentes pour afficher une respectabilité intellectuelle ? Cest Joël Roucloux, jeune écrivain belge, qui, en menvoyant il y a quelques années le manuscrit dun livre inédit sur la Nouvelle Droite, P.A. Taguieff et laffaire des vigilants, ma convaincu que votre attitude serait des plus étranges si elle devait se résumer à un jeu et ma fait observer, dix ans après vos proclamations sur linanité des catégories droite/gauche, que vous naviez toujours pas rompu avec la Nouvelle Droite.
Or, vous avez tout récemment réitéré, à plus grande échelle, votre tentative de faire croire à une proximité ou une connivence entre la Nouvelle Droite et le MAUSS. Cest ainsi que mapprêtant fin octobre 2003 à aller en Italie pour rencontrer des sympathisants italiens du MAUSS, je lis avec stupeur dans le dernier numéro de votre revue Éléments (que vous avez lobligeance de me faire servir) quun MAUSS italien est quasiment déjà formé et quun site Internet sera bientôt ouvert. Lentrefilet indique même les noms des animateurs dont il est sous-entendu quils formeront le futur bureau. Le tout est présenté dans des conditions telles que tout lecteur comprend que ce MAUSS italien est compagnon de route de la Nouvelle Droite.
Je dois sans doute vous remercier davoir ainsi attiré mon attention sur les dangers de certaines sympathies transalpines un peu trop chaudes pour le MAUSS. Je nai pas pu déterminer qui manipule qui dans cette histoire, mais il est en tout cas clair quil ny aura pas de MAUSS italien dans ces conditions. Et dailleurs, pourquoi un MAUSS italien, alors que le MAUSS est déjà international ?
Dois-je également vous remercier de continuer à attirer mon attention sur vos pratiques étranges ? Des jeunes amis du MAUSS mont signalé récemment que le site des « Amis dAlain de Benoist » renvoie à une dizaine de sites considérés comme amis, dont le site de La Revue du MAUSS. Là encore, je trouve cet amour bien intempestif. Et je trouve, enfin, intriguant le fait que sur le site de la revue GRECE-Nouvelle École, vous indiquiez que « Serge Latouche et ses amis du MAUSS » poursuivent leur important travail de recherche, comme si ce travail était lié à celui du GRECE. Et moi qui croyais être le directeur de La Revue du MAUSS ! Dois-je comprendre que vous mavertissez ainsi quun coup dÉtat est en préparation au sein du MAUSS qui viserait à mettre en place un nouveau pape anti-utilitariste ?
Encore heureux que je ne sois pas paranoïaque. Vous en viendriez presque à me faire soupçonner mon ami Serge de visées peu avouables. Je ne le soupçonne évidemment daucune menée de la sorte. Vos menées à vous, en revanche, deviennent importunes. Je vous serais donc reconnaissant de bien vouloir porter ce courrier à la connaissance des lecteurs dÉléments et de Grèce-Nouvelle École. Je vous ai donné la parole autrefois. Il est temps maintenant, je crois, de me la rendre pour établir une fois pour toutes et publiquement quil nexiste aucun rapport entre le MAUSS et la Nouvelle Droite.
Alain Caillé, directeur de
La Revue du MAUSS