Plus quun très bon livre, louvrage de T.B. Smith pourrait se révéler dune grande importance pour la France parce quil lui donne loccasion de se regarder non plus seulement de lintérieur, à partir de ses conflits rituels et de ses débats institués, mais aussi du dehors, en profitant du diagnostic dun observateur canadien, à la fois remarquablement informé tant de lhistoire et du présent du « modèle social français » que des autres modèles occidentaux , sympathisant et critique de notre société. Bref, objectif, autant quil est permis de lêtre en de telles matières. Voilà qui nous offre une chance de sortir pour de bon de léternel jeu de ping-pong entre ceux qui ne diagnostiquent la chute de la France, même si cest avec de bonnes raisons, que pour y chercher un remède miracle du côté des dérégulations ultra-libérales auxquelles les Français rechignent énergiquement, et ceux qui ne dénoncent les méfaits de lultra-libéralisme anglo-saxon, avec les meilleurs arguments du monde, que pour en conclure quil est urgent de ne rien faire. Or, nous ne pouvons plus guère attendre, comme létablit encore, par exemple, le tout récent rapport Pébereau, dont le diagnostic, sinon les thérapeutiques, nest contesté par personne. Non seulement parce que le modèle français à supposer quil existe et quil ait quelque cohérence universalisable, propre à être érigée en modèle pour les autres nest plus viable tel quel financièrement, mais plus grave encore, comme latteste T.B. Smith, dont cest la thèse centrale, parce quil est injuste. Injuste au nom dune prétention de plus en plus intenable à incarner une exigence de justice. Ou, plutôt, sil représente un « succès fantastique pour ceux qui sont nés entre 1920 et 1950, un succès mitigé pour ceux qui sont nés entre 1950 et 1960, pour nombre de ceux qui sont nés après 1960 », il ne représente plus « quune longue attente dans une queue à lANPE, des impôts, un système dassurance sociale trop lourd et une qualité de vie inférieure à celle de leurs parents » (p. 325). Plus généralement, sil garantit le mode de vie peut-être le plus agréable au monde pour les quadragénaires mariés, munis dun bon diplôme et dun bon salaire, cest au prix dinjustices de plus en plus criantes envers les jeunes, les femmes (surtout si elles sont jeunes et non mariées), les salariés à durée déterminée et les habitants des quartiers de relégation. Il y a dans le modèle social français qui affiche si fort ses prétentions à légalité et à la justice une dynamique profondément inégalitaire qui aboutit à ce résultat paradoxal que le système de redistribution redistribue davantage aux plus riches quà ceux qui le sont moins (« la majorité des dépenses sociales françaises est destinée à la moitié supérieure de léchelle des revenus », p. 10), plus aux classes moyennes quaux classes inférieures, et plus aux classes inférieures salariées quà celles qui nont pas demploi. Pas étonnant, avec une fiscalité qui est dégressive et non progressive, i.e. qui ponctionne davantage sur les faibles revenus que sur les gros. À quoi sajoute un énorme biais en faveur des retraités qui ont déjà été les vrais bénéficiaires du modèle français à lépoque où il était viable et opérant. Désormais ils gagnent autant que les actifs qui paient leur retraite, et « les plus de 58 ans consomment au moins 70 % des dépenses sociales » (p. 230).
Rien nest à proprement parler neuf ou inédit dans les données rassemblées par T. Smith, qui naffiche dailleurs aucune prétention à loriginalité. Ce qui change tout, on la suggéré, cest le regard porté sur les faits. Qui opère un déplacement triplement bien venu : 1°) Il échappe à lidéologie et à la langue de bois en refusant de sinscrire aussi bien dans le camp du libéralisme anglo-saxon que dans celui de la défense à tout prix du modèle rhénan ou français. 2°) Du coup, il met en lumière à quel point le cantonnement du débat français dans cette affrontement rituel nous permet de nous persuader quil ny a rien à faire, de nous complaire dans le fatalisme, puisque nous ne voulons à aucun prix nous diriger vers le néolibéralisme thatchero-blairiste ou pire encore bushiste. Or ce nest nullement de cela quil sagit, comme le montre éloquemment lauteur mais, 10 ou 20 ans plus tard, deffectuer les réformes indispensables quont su accomplir la Suède, les Pays-Bas ou le Danemark pour aller en direction dune égalité et dune solidarité effectives au lieu de nous draper dans un discours égalitariste en droit pour mieux consolider inégalités et privilèges en fait. 3°) Enfin, et cest sans doute là son mérite principal, tout en traitant une masse considérable de données économiques, ce livre saffranchit résolument du débat entre économistes pour monter que le « modèle français », plus quun modèle social ou économique, est en amont un modèle politique, le résultat dun choix que nous avons fait et que nous pouvons donc défaire. Or, ce choix est en définitive celui du corporatisme au détriment de luniversalisme, du clientélisme et de laccumulation des petits privilèges auxquels tout le monde tient sauf ceux qui nen ont aucun mais qui nont pas voix au chapitre (sauf à brûler de temps en temps les voitures de leurs voisins). De plus en plus il est celui de la sclérose.
On pourra toujours, bien sûr, contester telle ou telle analyse particulière. Mais cest par rapport aux propos densemble quil faut se situer. Globalement juste. Mais à prolonger sur un point décisif : quest ce qui explique la totale incapacité des politiques et des intellectuels français à assumer publiquement le diagnostic quil peut leur arriver démettre en privé et den tirer les conséquences ? Sans doute le fait que le système français simmunise de plus en plus contre toute réforme possible, 60 à 70 % de la population, comme le précise lauteur, ayant quelque chose, un avantage réel ou imaginaire, grand ou petit à préserver. Dans une telle situation, de plus en plus bloquée, seul un discours politique de grande ampleur, pourrait nous aider, qui serait capable de nommer à la fois létat du monde, à lextérieur, et daffronter sans complaisance les maux de la société française pour proposer aux Français non seulement des larmes et des sueurs (il en faudra) lenthousiasme nécessaire pour leur permettre de renouer avec lexigence de justice, si forte chez eux
quelle sen est laissée pervertir. Quant à létat du monde, T. Smith a bien sûr raison de soutenir quil faut sy adapter, mais il fait trop silence sur le fait que la mondialisation saccompagne dune explosion ahurissante des inégalités qui est indéfendable ; Si la France est injuste, alors que dire de linégalité du monde ? Sa critique du discours altermondialiste est ici trop unilatérale et à charge. On ne motivera les Français à renoncer à certains avantages acquis quen inscrivant leur renoncement dans le cadre dune lutte plus générale contre linégalité. Pour quoi renoncer aux petites ou microscopiques inégalités dont on profite si cest pour conforter les inégalités les plus hénaurmes ? Symétriquement, la critique des dérives du modèle français devrait être en fait encore approfondie et accentuée. Dans le sillage de Montesquieu et Tocqueville, dûment actualisés, on pourrait montrer comment la France sest depuis longtemps caractérisée par lalliage improbable entre un principe monarchique, fondé sur une hiérarchie des privilèges et des honneurs, et une revendication égalitariste symétrique. Alliage qui marche à peu près quand le sens de lhonneur se combine à la passion de légalité pour tous, mais qui se pervertit lorsque celle-ci devient passion de légalité pour soi et non plus pour les autres. Or dans le jeu de balancier entre les deux principes, nous touchons désormais à une extrémité délétère qui ne laisse plus apparaître quun système de plus en plus monarchique, élitiste et ségrégé en strates hermétiques, dans lequel ne se tirent plus ou moins daffaire que ceux qui ont les moyens de sorganiser en réseaux clientélaires en laissant privés de ressources ceux qui ny sont pas inscrits. Ajoutons que cette monarchie républicaine, qui ressemble de plus en plus à une société de castes, avec au sommet ses hauts patrons et anciens des grandes écoles, une petite poignée de puissants, et, en bas, ses nouveaux intouchables, se double depuis longtemps dune gérontocratie. Merci à T.B. Smith de nous tendre le miroir, et espérons quil ne soit pas trop tard.
Car quelle voie nous est-elle ouverte ? On le sent bien, pour sortir de limpasse nous aurions besoin dun discours politique (et dun homme politique denvergure capable de le porter et de le formuler) qui, avant même denvisager quelque réforme technique en quelque domaine que ce soit, apporterait aux Français questions et réponses sur au moins quatre points généraux étroitement liées : 1°) la place de la France dans lEurope et dans le monde (or, lEurope est devenu le trou noir du débat politique français) ; 2°) la nécessité de faire éclore en France une société civile pluraliste suffisamment consistante et autonome par rapport aux logiques clientélaires de lÉtat ou des partis ; 3°) la place à faire aux populations issues de limmigration (le débat explose, en même temps que les voitures dans les banlieues. La question commence à être posée, les réponses restent inaudibles) ; 4°) le degré auquel lexplosion des inégalités peut être tolérée (car on ne fera pas admettre une réduction possible des prestations aux plus pauvres ou aux plus vieux en laissant entendre quon ne touchera pas aux plus riches. Or, sur ce point, le PS est encore plus frileux que le MEDEF).
Pour linstant, on ne voit pas poindre de discours de cette ampleur.
Alain Caillé